PARTIE INTRODUCTIVE DLIS PAR CATHERINE 
DLIS, un carnet de recherche à la croisée du monde de la recherche en SIC et des bibliothèques
Ouvert il y a 2 ans en mai 2016 sur le portail de blogging scientifique d’Hypothèses - le réseau des carnets de recherche académique en SHS -  le carnet de recherche collaboratif DLIS est publié avec le soutien de l'Enssib et s’inscrit dans le paysage international des sciences de l’information et des digital humanities en adoptant délibérément un nom anglo-saxon : Digital Libraries & Information Sciences. Né de la rencontre d’intérêts partagés entre le monde des bibliothèques et celui de la recherche, il s’adresse à des chercheurs et professionnels de l’information pour informer et débattre des questions actuelles autour de l’information scientifique et technique, des sciences de l’information et des humanités numériques. A l'image de cet espace éditorial hybride, il est le fruit d’une collaboration éditoriale entre un conservateur des bibliothèques à l’Enssib, Catherine Muller et deux chercheurs, membres d’Elico[1]et maîtres de conférences en Sciences de l'information et de la communication, respectivement Benoît Epron à l’Enssib, et Hans Dillaerts à l'Université Montpellier III.
Objectif scientifique et conception éditoriale : l’intérêt du carnet de recherche
Accueillant des contributions académiques plus ou moins formelles - dont certaines en anglais - de bibliothécaires, de chercheurs, d’informaticiens, d’ingénieurs et d’étudiants inscrits dans les filières des sciences de l’information, le carnet a pour ambition de construire un espace éditorial d’échange et de vulgarisation scientifique entre des communautés francophones et d’ailleurs, convergeant à analyser les effets de la transition numérique sur leur écosystème de travail. L’objectif d’une telle rencontre est de permettre un partage de questionnements, de connaissances, de méthodes et de regards croisés sur les problématiques professionnelles et les démarches de recherche communes. Par ailleurs, à l’heure de la sociabilité connectée, le carnet de recherche constitue un des outils pour construire son identité numérique et exister dans le réseau, et il n’est pas rare de voir un projet de recherche ou un séminaire de recherche se doter d’un carnet. Disposant d’un ISSN qui lui consacre la reconnaissance institutionnelle d’une publication en série, le carnet de recherche conserve pour autant une grande liberté au niveau éditorial, dans son calendrier de publication, le travail de l’équipe de rédaction, son mode de diffusion, le choix de ses auteurs, etc…  Le carnet DLIS compte à ce jour une centaine de billets publiés : en plus du travail d’édition des articles, sous la forme de débat, d’apport méthodologique, de retour d’expérience ou encore d’échanges au sein de webinaires, il s’appuie sur un travail de veille, de repérage et de réseautage à partir du compte twitter du carnet[2]. Emblématique de l’identité numérique de l’équipe, c’est aussi un outil adapté pour relayer l’actualité de ces domaines de questionnement, en particulier les colloques, les séminaires de recherche et les appels à communication, mais aussi ponctuellement des annonces de soutenances et de publication scientifique. Cet exercice de repérage est essentiel à la constitution des lignes de force, des questionnements de recherche ou de terrain qui traversent simultanément le champ des sciences de l’information et des bibliothèques, et dont le carnet de recherche se fait le porte-voix. L’activité de veille effectuée par l’équipe éditoriale du carnet permet dans un 1er temps d’identifier la pluralité des acteurs qui participent à ces débats, de repérer les consensus ou à l’inverse les controverses qui les nourrissent, et en définitif de suivre les intérêts scientifiques des uns et des autres. Au-delà du « moissonnage » des sources et des sujets qui posent question, l’enjeu du réseautage social est de tisser des liens avec les différentes communautés présentes sur le même périmètre scientifique pour positionner l’identité éditoriale du carnet au sein d’un environnement professionnel et de recherche en constante évolution et recomposition.  A contrario, le travail d’éditorialisation du carnet, lui, repose sur un processus de tri et de choix à opérer parmi une surabondance d’informations; si l’objectif à terme est bien de voir émerger et confronter les grandes tendances qui interrogent les professionnels de l’information et les chercheurs, le fait de privilégier tel débat de réflexion ou de mettre en avant tel colloque plutôt qu’un autre répond à une double logique d’arrêt sur images – apportée par une analyse étayée par une bibliographie, une synthèse sur une question en débat dans la profession ou une étude de cas plus spécifique - et une logique de flux d’information réactualisés en permanence, dont témoignent par exemple la succession des appels à communication des chercheurs et des colloques professionnels. Cette temporalité paradoxale qui distingue l’espace éditorial du carnet de recherche, en fait probablement sa force et sa singularité. On voit bien l’articulation de ces deux dimensions temporelles, l’une qui couvre l’actualité, l’autre qui pose un jalon réflexif, par exemple avec l’annonce en amont du Congrès 2016 de l’ADBU sur Les méthodes de design UX en bibliothèques, des services vraiment orientés usager ?  et la publication en aval d’un article de fond, très lu par nos lecteurs, Concevoir l’expérience utilisateur en bibliothèque : pour quoi faire ?, qui prend la forme d’un panorama sur les problématiques de l’expérience utilisateur dont se sont emparées récemment les bibliothèques, mais en replaçant la notion au sein du spectre plus large de la discipline, l’architecture de l’information. Cette approche à deux vitesses des questions qui traversent le champ de la recherche et des sciences de l’information permet ainsi de dessiner, au fil des publications,  une sorte de cohérence fortuite sous forme de collection kaléidoscopique, en dépit du principe de non-exhaustivité - ou peut-être grâce à lui -, de la disparité des formats éditoriaux - de la simple annonce événementielle à une analyse plus approfondie en passant par la publication d’un simple rapport institutionnel -, la fragmentation temporelle des contenus ou encore la multiplicité des approches et des auteurs. Un des exemples frappant pourrait être illustré par le thème des humanités numériques qui constitue avec celui de l’IST un point de convergence entre chercheurs et bibliothécaires. Il n’est pas une semaine sans que ce concept ne soit l’objet d’étude d’un séminaire de recherche, d’un congrès professionnel, d’une parution scientifique, que des publications académiques s’en réclament voire qu’une revue de recherche ne l’adopte comme nom; que le concept soit questionné à l’aune des disciplines historiques, archivistiques, culturelles, scientifiques, techniques ou philosophiques, ou qu’il entre, plus récemment en France, comme élément de discours dans le champ des politiques publiques de recherche ; que le questionnement porte sur les méthodologies d’analyses, les outils informatiques utilisés dans les SHS, l’épistémologie de la discipline, ou que les humanités numériques traitent de la transformation elle-même opérée par ces technologies sur l’ensemble de la civilisation, ainsi que l’analyse l’un des théoriciens de l’humanisme numérique, Milad Doueihi, au sens de « résultat d’une convergence entre notre héritage culturel complexe et une technique devenue un lieu de sociabilité sans précédent »[3]. Si l’on revient au carnet, on peut y lire un certain nombre d’articles de réflexion qui essayent de stabiliser les approches des uns et des autres comme autant de pièces de puzzle d’une collection fragmentaire et non finie, infinie. Autrement dit, pour reprendre la terminologie  de « traces numériques » analysé par Louise Merzeau, l’objet éditorial sert à collecter des traces, à « faire mémoire des traces ». A ce titre il nous aide à ne pas nous noyer complétement sous le flot du déluge informationnel et de l’effacement qu’il génère . Pour illustration, on pourrait choisir deux articles, l’un de chercheur, Humanités digitales et bibliothèques entre transformations et formations, l’autre de bibliothécaire, Professionnels de l’information et humanités numériques : compétences, formations, métiers, qui parlent des transformations des habiletés professionnelles, vécus de plein fouet par les deux communautés ; la question de la formation et des identités professionnelles figure au cœur des débats après celle du périmètre scientifique et des communautés de pratique.  Plus largement la question est de savoir ce que les humanités numériques apportent de nouveau à la réflexion en SIC et dans les SHS, et inversement. Comment former les futurs professionnels de l’information aux enjeux des humanités numériques ? Deux autres articles, l’un de chercheur et informaticien[4], l’autre d’un professeur documentaliste[5], vont s’attacher à recontextualiser les humanités numériques à l’échelle historique : le 1er texte,  Humanités numériques, Architecture de l’Information : des réponses à un changement de paradigme documentaire, les resitue dans l’histoire longue du modèle documentaire qui renouvelle à chaque fois notre rapport au savoir, le second propose une Chronologie des humanités numériques sous forme de frise illustrée. Il y aurait bien d’autres exemples de cet assemblage composite de textes qui finit par faire sens, à l’image de la collection et du recueil d'articles.
En définitive et paradoxalement, sans prétendre à une quelconque exhaustivité ou totalité, la forme éditoriale du carnet permet de se faire une idée relativement précise de l’état des questionnements que se posent chercheurs et bibliothécaires à la fois sur le court et le moyen terme, tantôt à l’unisson, tantôt séparément, voire à l’insu les uns des autres. C’est probablement cette forme inachevée, qui la distingue d’une publication scientifique « finie », qui en fait sa force d’un point de vue éditorial.
Cibles et audience
DLIS accueille actuellement une vingtaine de contributeurs réguliers ou occasionnels venus d’horizons divers - de France et d’ailleurs, d’Italie, Espagne, des USA, du Canada – et exerçant leurs fonctions dans des cadres institutionnels variés - centre de recherche, école de formation, université, bibliothèque publique ou universitaire. Chacune des contributions, portée par un regard qui lui est propre dans son champ d’expertise, participe de l’analyse globale des enjeux sur les transformations numériques qui redéfinissent les pratiques professionnelles, les outils et les objets de recherche des sciences de l’information, voire l’économie des connaissances dans son ensemble. L’analyse statistique de consultation des articles depuis l’ouverture du carnet confirme l’intérêt d’un lectorat diversifié issus de réseaux professionnels hétéroclites. On pourrait être tenté de les regrouper selon des logiques d’appartenance à 4 familles professionnelles, quelquefois convergentes - entre autres autour des problématiques pédagogiques et fédératrices de l’IST. D’abord la communauté des professionnels de l’information qui regroupent, bibliothèques, documentalistes, archivistes, tutelles institutionnelles, éditeurs académiques et associations professionnelles, ADBU, ADBS, ABF, Couperin, l’INIST, URFIST, le réseau pédagogique Canopé, etc. ; ensuite, le réseau académique des chercheurs en SIC et en « humanités numériques » au sens large, tel que Humanistica ou la SFSIC (Société Française des Sciences de l'Information et de la Communication) très actif sur les questions de recherche d’ordre épistémologique, technologique ou économique – en particulier le modèle de publication scientifique; enfin, la communauté des architectes de l’information et des Community Managers, plus orientée sur les utilisateurs et les approches marketing, ainsi que le réseau des Makers, Hackers et des Fablabs qui partagent quelquefois les problématiques des autres communautés sur les outils et les modèles sociaux-économiques alternatifs de la connaissance. Pour preuve de l’écho que rencontre le carnet auprès de ces communautés, on saluera les nombreux relais d’articles sur les réseaux sociaux par les leaders d’influence de ces domaines, au carrefour des SIC et des bibliothèques, dont par exemple - sans exhaustivité - l’ADBU, ECHODOCS (Le portail francophone des spécialistes de l'Information et de la Documentation) PERSEE, ERUDIT, LALIST, la cellule de veille de l’INIST, etc., et sans évoquer ici les influenceurs de renom dans leur champ d’expertise qui nous suivent. Par ailleurs, l’ancrage du carnet sur Hypothèses, la plateforme de blogging scientifique des chercheurs en SHS, contribue très clairement à valoriser le carnet auprès des communautés de recherche. Non seulement l’équipe éditoriale met volontiers en vedette les billets de DLIS sur son portail, mais elle participe également à promouvoir le carnet auprès des réseaux de chercheurs, dont témoigne par exemple l’initiative de lui consacrer la rubrique « Un carnet à la une » dans la Lettre de la recherche de l’InSHS du CNRS parue en novembre 2017. Par ailleurs, grâce à l’Enssib qui soutient l’activité éditoriale du carnet, DLIS bénéficie sans aucun doute d’un environnement « attentionnel » privilégié, composé de futurs professionnels concernés par ces questionnements. Le carnet accueille ainsi régulièrement des contributions anglophones des chercheurs étrangers invités par la mission Relations Internationales de l’école, et l’ensemble des articles de DLIS sont systématiquement relayés sur les réseaux sociaux de l’Enssib.
On pourrait citer quelques-uns des articles publiés depuis 2016 qui ont particulièrement retenu l’attention et suscité un certain nombre d’interactions avec les deux communautés :  des questionnements théoriques de fond comme celui de la FULBI sur L’apport des professionnels des bibliothèques, de l’info-doc et du patrimoine aux Digital Humanities ; plus récemment l’article du chercheur Eric Guichard, publié conjointement dans une tribune de Libération, sur La science et l’enseignement supérieur face au pouvoir des algorithmes, qui interroge les liens entre science et technique d’un point de vue scientifique et philosophique ; mais aussi des articles plus pragmatiques écrits sous la forme de retours d’expérience : citons ceux de la Bibliothèque départementale des Côtes d’Armor, sous la plume d’Hélène Bert, d’abord sur le Dispositif de prêt de livre numérique puis l’année suivante sur Les bibliothèques et l’open data, et plus récemment l’article plus réflexif qu’elle écrit sur Ce que les données font aux bibliothèques dans le cadre d’un compte-rendu d’une journée d’étude professionnelle Mediadix-Urfist. Autre format d’articles qui croisent théorie et pratique, les panoramas de Catherine Muller, d’abord celui sur les méthodes de conception de l’expérience utilisateur en bibliothèque, puis en 2017 l’exercice de repérages auquel elle se livre dans l’article Qu’est-ce qu’un document numérique au 21è siècle ? Sur les questions d’écriture numérique, il faut évoquer la réflexion du chercheur canadien Marcello Vitali-Rosati sur l’édition à l’époque du numérique, qui trouve un écho dans l’analyse non moins stimulante de Bianca Tangaro, étudiante en 2017 du Master PUN de l’Enssib, sur la conception du livre numérique : de la page au flux. Autour des questions sur l’évolution du modèle des bibliothèques, on pourrait citer l’entretien de Hans Dillaerts avec Julien Amghar, animateur et créateur d’un Dispositif de FabLab au sein d’une bibliothèque publique, témoignage original que vient mettre en perspective un autre billet humoristique de ce contributeur atypique, doctorant en Histoire contemporaine de formation, sur le récit d’une Course de drones à la médiathèque de Pontivy ; sur le versant universitaire, on retiendra le questionnement de la directrice de la bibliothèque de l’université de West Virginia, Karen Diaz, sur la définition des bibliothèques de recherche au 21è siècle, What is the 21st Century Academic Library? Ce ne sont là que des exemples parmi d’autres, abondamment relayés par la profession, qui confirment que le pari lancé par le carnet de réunir chercheurs et professionnels de l’information au sein d’un même espace éditorial est tenu et prometteur.
  PARTIE CATHERINE
Naissance d’un carnet de recherche : l’implication d’un conservateur de bibliothèque
L’idée de ce carnet de recherche n’est pas si récente au regard de mon parcours professionnel et des questionnements scientifiques sur l’évolution de mon métier qui l’ont nourri. Il est aussi le fruit de rencontres déterminantes et fortuites avec certains chercheurs ou ingénieurs de recherche confrontés à des interrogations sur les liens qu’ils ont ou souhaitent développer avec le monde des professionnels de l’information dans un contexte d’économie numérique et de transformation des rapports au savoir. L’intuition d’un rapprochement possible et d’une convergence d’analyse des effets de la transition numérique sur des écosystèmes de travail distincts, s’est produite lors du ThatCamp de Saint Malo de 2013. Cette édition, consacrée aux relations entre humanités numériques et bibliothèques, a constitué un tournant historique dans ma réflexion professionnelle parce qu’elle posait d’emblée des questions qui m’interpellaient à l’époque :  quelles pratiques informationnelles pour les chercheurs ? Quelles compétences en jeu ? Quid des évolutions des profils et du dialogue des bibliothèques avec la recherche ? Je connaissais déjà le Manifeste des DH, publié en 2010 à l’issu du Thatcamp organisé par Marin Dacos sur les Digital Humanities, texte fondateur qui appelle à la réunion les communautés de recherche et tous ceux qui participent à la création, à l’édition, à la valorisation ou à la conservation des savoirs autour des pratiques et des valeurs communes de l’open access. Je fais partie des générations de bibliothécaires qui ont commencé leur parcours dans les années 2000 à l’époque du web 1.0, aux débuts des négociations des bibliothèques, orchestrées par le consortium Couperin, avec les éditeurs de la documentation numérique, laquelle était plutôt qualifiée à l’époque de documentation électronique en écho à l’édition électronique. J’avais de ce fait été sensibilisée dès mon entrée dans le monde des bibliothèques à l’Appel de Budapest, lancé en 2001 par les chercheurs en faveur de l’Open Archives Initiative et du libre-accès aux publications scientifiques. Dans mon travail de signalement de ressources, je connaissais bien les plateformes d’édition ouverte telle que Revues.org du Cléo, Erudit au Canada, ou encore le DOAJ et j’adhérais déjà à cette vision tout autant culturelle que politique sur les modèles de publication scientifique alternatifs. Pour revenir au ThatCamp de 2013, j’y ai participé à un atelier, animé par Olivier Le Deuff, qui s’interrogeait sur le rôle et la place des bibliothèques dans les activités de recherche. Après de fructueux échanges avec des chercheurs qui menaient des projets de recherche mobilisant les savoir-faire des bibliothèques et inversement, j’en suis sortie avec l’intime conviction que le métier de bibliothécaire a toute sa place dans l’écosystème de travail du chercheur, non seulement dans un rôle d’accompagnement, ce qui reste assez classique, mais au-delà dans un rôle d’acteur, de moteur, de fédérateur. Une approche partagée par l’ADBU, dont le thème du congrès 2017 Les bibliothèques, acteurs de la recherche,  est significatif à mon avis d’un ralliement actuel fort de la profession sur ce positionnement. Au niveau international, LIBER, la ligue des bibliothèques européennes de recherche a d’ailleurs engagé depuis quelques années un groupe de travail dirigé par Kirsty Lingstadt sur le rôle des bibliothèques dans les humanités numériques qui préconise un certain nombre de recommandations pour interagir activement avec le monde de la recherche. Une autre question, non moins essentielle, soulevée au Thatcamp de 2013 par le responsable du Pôle numérique du Campus Condorcet, Johann Holland[6], était de savoir si la bibliothèque peut servir d’espace physique pour fédérer des réalisations d’équipe scientifique ou plutôt d’espace virtuel de diffusion et de médiation des résultats de la recherche sur le modèle outre-Atlantique des Digital Humanities Center. Bien-entendu, en 2013, je n’étais pas seule au sein des bibliothèques à porter ce type de discours, de jeunes professionnels sortis de la formation des conservateurs comme Benjamin Caraco, prônaient également un partenariat naturel entre les Digital humanities et les Bibliothèques. Et assez vite, en 2015, la publication du mémoire d’une jeune conservatrice en formation, Elydia Barret, Quel rôle pour les bibliothèques dans les humanités numériques ? est venue en quelque sorte donner ses lettres de noblesse et toute sa légitimité à ce positionnement de la profession. C’est la raison pour laquelle j’avais demandé à Elydia Barret d’exposer les problématiques de son mémoire dans Les Billets d’EnssibLab.
Les prémices du carnet DLIS : les Billets d’EnssibLab
Il paraît difficile de parler du travail de conception éditoriale du carnet sans évoquer ce qui en a constitué les prémices, les Billets d’enssibLab, dont j’ai été responsable, dans le cadre de la mission de médiation scientifique d’EnssibLab,  avant d’ouvrir le carnet DLIS. Avec le carnet, nous ne sommes pas partis de rien, loin de là. Grâce à l’expérience de 3 ans d’édition des Billets, nous avons pu acquérir un savoir-faire dans l’éditorialisation de formats de publication relativement brefs et nous nous sommes confrontés aux contraintes de l’exercice éditorial. La forme de publication du billet de blog est propice à l’esprit de synthèse, elle est apparue rapidement comme un outil adapté pour identifier les acteurs, baliser les problématiques et analyser les enjeux des innovations numériques en bibliothèques. Un grand nombre de publications préparait déjà le champ de réflexion du carnet avec des éclairages sur les nouveaux modèles de bibliothèques, d’usages et de co-construction des savoirs, la médiation numérique à l’heure des réseaux sociaux, la restructuration des espaces documentaires, en particulier des catalogues et des interfaces numériques, les mutations des compétences professionnelles et des formations à la culture numérique, la place du livre numérique dans les bibliothèques mais aussi des ressources numériques alternatives, la valorisation numérique du patrimoine scientifique en open access ou encore l’ouverture des données, entre autres bibliographiques, et les opportunités d’exploitation intéressantes qu’elles ouvrent aux bibliothèques. Nous avons aussi beaucoup appris sur les modalités de réseautage avec la communauté professionnelle, notamment dans le repérage et la prise de contact avec les acteurs de l’innovation numérique en bibliothèque. C’est à cette époque que j’ai eu la chance de travailler avec Hans Dillaerts, jeune chercheur en SIC aujourd’hui MCF à Montpellier III qui faisait à l’époque son post-doctorat chez nous. Ensemble, nous avons mis en commun nos approches et nos méthodologies pour interroger des porteurs d’expérimentation. Le modèle de prêt numérique canadien par exemple nous a donné l’occasion d’un réel échange avec Jean-François Cusson et a donné lieu à une interview stimulante dans Les Billets
La cellule d’EnssibLab, créée en 2013 était chargée de piloter les projets transversaux à l’Enssib ayant en commun une dimension recherche et développement dans le domaine de l’innovation numérique ; placée sous la responsabilité du directeur de la recherche, Benoît Epron, et pilotée par Delphine Merrien avec une petite équipe de conservateurs, d’ingénieurs d’étude, de recherche et de post-doctorants, elle a été un excellent terreau pour la préparer la naissance du futur carnet de recherche. Par ailleurs l’investigation de toutes ces interrogations sur l’évolution du métier de bibliothécaire dans le contexte numérique, nous a montré après plus de deux années de publications, qu’elle trouvait - nous l’espérions -  un écho auprès de la communauté professionnelle, et qu’elle recoupait très souvent des questionnements et des objets d’étude investis par les sciences de l’information et les humanités numériques.  A partir de là, en 2016, il nous a semblé nécessaire d’élargir, au-delà de la pure question de l’innovation et des bibliothèques, le périmètre d'exploration des transformations numériques qui agitent les sciences de l'information ; et surtout de nous ouvrir à un espace d’expression et de réflexion partagées, plus neutre, moins institutionnel, qui dépasse largement l’horizon des bibliothèques pour s’inscrire dans un réseau plus vaste de convergences. Nous partagions déjà avec Hans Dillaerts et Benoît Epron - avec lequel j’avais déjà eu l’occasion de collaborer sur un projet de recherche autour des nouveaux usages du livre numérique en bibliothèque - le constat d’un déficit d’espaces d’échange formalisés, notamment éditoriaux, entre ces deux milieux professionnels et nous avons eu envie de tenter une aventure éditoriale en nous associant autour d’un carnet de recherche collaboratif pour matérialiser ces passerelles.
Le carnet DLIS : un espace éditorial de rencontre entre bibliothécaires et chercheurs à l’âge du numérique
A ce titre, l’ancrage du carnet DLIS au sein du réseau des carnets de recherche académiques en SHS d’Hypothèses a été une belle opportunité pour tisser et consolider les liens entre professionnels de l’information, de la documentation et de l’édition avec les chercheurs des SHS aguerris aux pratiques du blogging scientifique, en particulier dans les champs des SIC et des DH. Je crois que la formulation de Gildas Illien[7] énoncée dans un tout autre contexte à propos de « l’agilité [qui] rapproche […] bibliothécaires et informaticiens. Elle génère de l’acculturation, de la porosité entre ces communautés métiers, elle conforte des polyvalences. » résume bien l’enjeu stratégique du carnet. La possibilité de proposer un espace éditorial mixte sur des problématiques et démarches communes aux sciences de l’information et des bibliothèques, à l’information scientifique et technique et aux humanités numériques, a permis de concrétiser deux postulats des Digital humanities qui me tiennent particulièrement à cœur : d’une part, placer les publications sous les auspices d’une identité professionnelle hybride pour témoigner de l’intérêt pour le bibliothécaire et le chercheur de travailler ensemble et de conjuguer leurs objectifs. Et d’autre part, élément clef d’une approche renouvelée des méthodes de travail, inscrire cette initiative éditoriale dans le champ de l’expérimentation. Le carnet de recherche est un outil de blogging scientifique qui a pour vocation d'offrir aux contributeurs un espace d'expérimentation d'écriture numérique. Le cycle de l'expérimentation va de pair avec l’innovation, certes, - on ne manque jamais de le clamer - mais aussi et c’est tout son intérêt, il ne va pas sans des moments d’incertitude, de crise, voire d’échec. Le principe du « bac à sable » est exigeant et n’est jamais définitif, il repose tout autant sur l’enthousiasme de la découverte que sur la remise en cause de nos certitudes, professionnelles, techniques, etc. La ligne éditoriale du carnet s’inscrit dans la lignée et la philosophie des humanités numériques : il ne s’agit pas seulement de comprendre comment le tournant numérique de nos sociétés « modifie et interroge les conditions de production et de diffusion des savoirs », car le numérique ne peut se réduire à un simple outil ou à un objet d’étude, il renouvelle en profondeur les structures de la culture et produit une nouvelle civilisation. La mutation numérique, ainsi que le postule le courant de l’humanisme numérique porté par Milad Doueihi va plus loin et engage une vision philosophique du monde dont les implications ne sont pas circonscrites au seul domaine des technologies de l’information. L’enjeu ici est de saisir ce que les humanités pensent de la technique et non l’inverse. Je souscris totalement de ce point de vue aux positions de chercheurs et philosophes, comme Eric Guichard ou Marcello Vitali-Rosati qui nous alertent sur les dangers de l’illettrisme numérique et de l’absence de pensée critique sur la technique. Nous devons être capables de penser la technique au risque de la laisser penser à notre place et par défaut. Ce débat n’est pas neuf dans notre histoire. De par ma formation littéraire et philosophique, mais aussi à l’aune de mon expérience professionnelle, je suis parfaitement en accord avec la position de Marcello Vitali-Rosati : « on ne peut pas séparer le travail de structuration de celui de conception car la structuration implique la conception. Si l’on délègue, c’est la pensée qu’on délègue. Les informaticiens deviennent les véritables chercheurs, ceux qui [...] produisent le savoir. »[8].
DLIS : quelle place dans le paysage des carnets de recherche et de bibliothèques ?
Pour conclure sur la démarche éditoriale singulière du carnet DLIS, il est intéressant de la replacer dans le paysage des carnets de recherche et des projets de recherche auxquels participent les bibliothèques. Sur Hypothèses, il existe de nombreux carnets de chercheurs, collaboratifs ou non, souvent liés aux séminaires d’une équipe de recherche, ou d’un projet de recherche en cours, qui traitent de questions proches des thématiques de DLIS. On pourrait citer par exemple un carnet qui réunit une équipe de recherche pluridisciplinaire, le blog du projet Web90 – Patrimoine, Mémoires et Histoire du Web  porté par Valérie Schafer[9] et soutenu par l’ANR. Ce carnet de chercheurs pourrait d’ailleurs être rapproché à bien des égards du blog de la BnF, Web Corpora qui porte également sur les archives de l'internet. Dans la grande majorité des cas, ces carnets de chercheurs s’inscrivent dans une perspective multidisciplinaire avec une forte dominante historique, par exemple Philologie à venir, le carnet d’Aurélien Berra, Histoire et humanités numériques, le carnet du séminaire "Histoire et humanités numériques" de l’université de Toulouse II-Le Mirail,  L'histoire contemporaine à l'ère numérique, le carnet de Frédéric Clavert ou encore Modéliser et virtualiser. Il n’est pas rare d’y voir traitées des questions propres aux sciences de l’information et des bibliothèques. D’un autre côté, Hypothèses héberge également un petit nombre de carnets de bibliothèques valorisant les interactions avec la communauté de chercheurs qui leur est propre :  citons entre autres le Carnet de l'Inathèque, Colligere, le carnet des bibliothèques et archives du Collège de France, Convergences, le carnet du centre de documentation de la MSH de Clermont-Ferrand, ou encore le Carreau de la Bulac qui figure parmi les 1ers carnets de recherche de bibliothèques à proposer des regards croisés entre bibliothécaires et chercheurs sur les collections.
Mais souvent, on constate que la forme éditoriale du carnet de recherche sert plus d’outil de valorisation du service rendu par la bibliothèque, que d’expression d’un réel partenariat éditorial entre les deux communautés. En définitive, les carnets de recherche faits par et pour des bibliothécaires et des chercheurs, autour des questions de travail communes sur le renouvellement des pratiques documentaires, restent assez rares en France. Ce clivage relatif entre identités professionnelles ne doit pas pour autant occulter les initiatives éditoriales de qualité qui se positionnent sur cette ligne de partage. Je pense entre autres à un carnet de recherche franco-italien, le blog du projet Fonte Gaïa, dont la force tient à la réunion de chercheurs et bibliothécaires français, italiens, et au-delà autour de la constitution d’une bibliothèque numérique. Je citerai également les excellentes analyses et retours d’expérience de terrain produites par l’équipe de de la bibliothèque numérique de l’université de Clermont dans L’alambic numérique, dont le blog traite aussi bien de bibliothèques que de numérique et d’informatique. On trouve d’ailleurs parmi les rédacteurs, le conservateur OIivier Legendre, dont l’ouvrage collectif paru en 2017 en libre-accès aux Presses Universitaires de Montréal Expérimenter les humanités numériques[10], co-écrit avec 1 autre conservateur, Etienne Cavaillé et deux chercheurs, Frédéric Clavert et Dana Martin, témoigne bien du positionnement de bibliothécaire sur un terrain de recherche. Autre publication intéressante de bibliothèques très proche de la ligne éditoriale de DLIS, l’excellent carnet de veille documentaire des bibliothécaires de la FMSH, Digital Library, qui aborde les problématiques d’environnement numérique d'une bibliothèque de recherche en SHS et propose des outils et des méthodes de travail, bien au-delà du cadre institutionnel que représente la bibliothèque. Contre toute attente, un espace éditorial collaboratif à la croisée des bibliothèques et de la recherche autour des questions numériques, dans lequel le carnet DLIS pourrait se reconnaître, est à chercher en dehors de ce format éditorial et du réseau de blogging scientifique d’Hypothèses, sur le site de l’InSHS du CNRS. Il s’agit de CORIST, le site collaboratif proposé par les correspondants Information Scientifique et Technique (IST) qui en plus de réaliser un travail de veille rigoureux dans le domaine, met en avant - sans les dissocier -  les convergences professionnelles en recensant les projets de recherche et les initiatives de tous les acteurs de l’IST confrontés aux problématiques numériques de l’édition, la documentation, l’information, l’archivage, les données, les catalogues de bibliothèques, ect.
On pourrait s’étonner de cette partition clivée alors qu’il y a de plus en plus en France comme à l’international des projets de recherche, des initiatives ou des collectifs qui réunissent bibliothécaires, informaticiens et chercheurs. Historiquement autour de la documentation numérique scientifique, qui scelle le regroupement d’intérêts, avec des acteurs nationaux comme le consortium Couperin, l’ABES, l’INIST ou la BSN. Autour des Humanités numériques et de l’IST, nous l’avons dit, avec des acteurs nationaux comme la TGIR Huma-Num[11]. Mais également autour de bien d’autres questions numériques sensibles telles que les questions politiques et juridiques de propriété intellectuelle ou la protection des données personnelles. Des collectifs militants, en faveur du logiciel libre comme Framasoft ou de l’accès aux biens communs de la connaissance comme SavoirsCom1, regroupent tout autant des bibliothécaires que des chercheurs, des informaticiens ou des ingénieurs. Le propos n’est pas ici de tenter un catalogue des projets de recherche auxquels participent la communauté des bibliothécaires, qu’ils exercent en lecture publique ou à l’université, et qu’ils soient mobilisés dans le projet au titre de leur institution ou pour la spécificité de leurs compétences. Parmi tant de réalisations qui attestent d’une complémentarité des approches métiers entre chercheurs, ingénieurs, informaticiens et bibliothécaires et de l’intérêt stratégique d’une telle alliance, je retiendrai l’exemple du prototype Prévu de Paris 8, le projet de visualisation des prêts de bibliothèque. Né en 2013 d’une collaboration[12] entre chercheur, informaticien, designer et bibliothécaire, le projet est emblématique du partage de moyens et de problématiques à partir du même terrain, de la même question de recherche : ouvrir et exploiter les données d’usage des bibliothèques : pour quoi faire ?
En définitif, au-delà de l’intérêt scientifique et stratégique d’ouvrir un espace éditorial partagé entre bibliothécaires et chercheurs, l’enjeu est de positionner le bibliothécaire comme un acteur essentiel de l’information et de la recherche et de le former en conséquence. Mais aussi de faire de la bibliothèque un lieu fédérateur et expérimental conçu sur un nouveau modèle d’organisation et de mutualisation des compétences des communautés d’apprentissage, à l’instar du grand équipement documentaire du Campus Condorcet qui ouvrira en 2019.
 
[1] ELICO est le laboratoire de recherche lyonnais des sciences de l'information et de la communication.
[2] Le compte @carnetdlis est suivi par un millier d’abonnés.
 
[3]- Pour un humanisme numérique paru aux éditions du Seuil en 2011.
[4] Jean-Philippe Magué est membre du laboratoire ICAR de l'université Lyon 2 et enseignant-chercheur à l'ENS-Lyon où il est chargé de mission pour l'animation des Humanités Numériques. Il est maître de conférences en Sciences du Langage et Humanités Numériques et spécialiste de la sociolinguistique des réseaux numériques.
[5] Franc Bodin est professeur documentaliste, aujourd'hui directeur par intérim de l'Atelier Canopé du Val-de-Marne, les pratiques numériques sont depuis de nombreuses années au cœur de ses interventions et de ses réflexions pédagogiques.
[6] Voir son intervention récente au colloque sur l’accès libre du CRHIN : « Le Campus Condorcet et les humanités numériques : pour un centre de soutien à la recherche »
[7] ILLIEN, Gildas. Une BnF agile, quand le développement logiciel fait bouger l’organisation du travail. In PERALES, Christophe (dir). Conduire le changement en bibliothèque : vers des organisations apprenantes. Villeurbanne : Presse de l’Enssib, 2015. Coll. « La Boîte à outils, n° 32 ».
[8] Il s’agit d’un ensemble de réponses que le chercheur a adressées sur son blog à ses lecteurs suite à la parution de son article polémique « Les chercheurs en SHS savent-ils écrire » et aux commentaires exprimés à cette occasion.
[9] Valérie Schafer est chercheuse à l’Institut des sciences de la communication du CNRS (ISCC).
L’équipe Web90 rassemble chercheurs, enseignants-chercheurs et ingénieurs de recherche issus de plusieurs disciplines (histoire, SIC, droit, sciences politiques, informatique).
 
[10] Cavalié Étienne, Clavert Frédéric, Legendre Olivier, Martin Dana (2017). Expérimenter les humanités numériques. Des outils individuels aux projets collectifs, collection « Parcours numériques », Les Presses de l’Université de Montréal, Montréal, 2017.
[11] Huma-Num est une très grande infrastructure de recherche (TGIR) visant à faciliter le tournant numérique de la recherche en sciences humaines et sociales.
[12] Respectivement Gaétan Darquié, alors doctorant au laboratoire CiTu (Paragraphe Paris 8), Isabelle Breuil, alors conservatrice à la BU de Paris 8, et Mehdi Bourgeois, chargé de projets numériques au Labex Arts-H2H. La collaboration s’est faite aussi en partenariat avec l’EnsadLab et le Campus Condorcet.